Même avec un smartphone, Marx n’y aurait pas pensé.

Le succès actuel des plateformes numériques telles qu’Airbnb, Uber ou Deliveroo vient il inverser les conclusions de la théorie des coûts de transaction ?

Frédéric Fréry dans son article publié dans le blog de la London School of Economics : « Quand les nouvelles technologies invalident les théories de gestion » pose la question et y répond par l’affirmative.

Pendant un siècle, les entreprises ont été plus efficientes que les marchés à cet égard et ont laissé conclure à trois prix Nobel d’économie ( (1991, 2001, 2009) cités par Frédéric Fréry, que l’entreprise dans son mode d’organisation l’emporterait sur celui des plateformes numériques. L’auteur note que depuis, par l’avancée des technologies, les plateformes numériques ont permis d’inverser cette relation.

Le succès de ces plateformes viennent ils contredire les conclusions de cette théorie qui montraient au tournant du 20 ième siècle que ces plateformes étaient « intrinsèquement moins efficaces que les entreprises intégrées disposant de leurs propres actifs et employés. Les plateformes numériques étaient donc une curiosité potentielle, mais certainement pas une réalité organisationnelle. ». La question n’est pas anodine.

L’analyse proposée dans cet article est stimulante et argumentée. Elle ne manque, toutefois, pas d’interroger sur sa pertinence.

Il est vrai que peu de gens auraient parié sur la réussite de telles plateformes tant elles faisaient figure d’impensables il y a moins de deux décennies. Ces plateformes notamment par l’absence de la dimension « confiance » indispensables à toute transaction entre des individus qui ne se connaissent pas semblaient bien improbable… Jusqu’à ce que eBay ait le génie d’inventer le « like » comme nous le rappelle Frédéric Fréry.

Mais pour autant cette réussite contredit elle les conclusions de la théorie des coûts de transaction ? Les évolutions de la technologies invalident elles les conclusions de trois lauréats du prix Nobel d’économie comme le conclut Frédéric Fréry.

De fait, il peut être intéressant de savoir si tant la question posée que la réponse qui lui est apportée sont pertinentes et dans quelle mesure elles rendent compte du modèle des plateformes numériques.

Et cela en se posant la question toute simple de savoir si des plateformes telles que par exemple Airbnb ou Uber sont des « plateformes numériques reliant les fournisseurs de services indépendants aux clients finaux. » et de savoir tout particulièrement si ces fournisseurs sont-ils bien « indépendants » ?

Ils sont de fait liés à la plateforme par un lien qui, par exemple, dans le cas d’Uber a été reconnu par des tribunaux comme un lien de subordination avec une requalification du contrat en contrat de travail. Que ces demandes de requalifications soient rares, ce qui tendrait à montrer la préférence d’une vaste majorité des chauffeurs pour le statut d’indépendants, ne remet pas en cause la dépendance « technologique » de ces indépendants aux plateformes qu’ils servent.

De même, il convient de s’interroger sur la nature de ces plateformes en tant qu’entreprise et sur la nature de leurs clients réels.

Et si le client majeur n’était pas celui auquel on pense ?

Le client final qui se fait livrer son repas, profite d’une course Uber ou d’un logement Airbnb est bien essentiel au modèle. Notons toutefois qu’il est à la fois le client de la plateforme et le client du prestataire ou plutôt qu’il est le client de la plateforme pour un service opéré par un prestataire.

Tout le génie du modèle de ces plateformes est d’avoir introduit au cœur du modèle un client bien particulier, à la fois prestataire et client à savoir les détenteurs de logements dans le cas d’Airbnb ou de voiture dans le cas d’Uber ou de scooter ou de vélo dans le cas d’Uber Eats ou de Deliveroo par exemple. Et c’est là qu’est le génie du modèle.

Le modèle du Capitalisme 2.0 que Marx n’aurait même pas pu imaginer.

Un modèle que, même s’il avait disposé d’un smartphone, Marx (et indépendamment du fait qu’il prônait l‘abolition du salariat) n’aurait pu imaginer : profiter du capital d’autrui.

Ce que les technologies actuelles ont rendu possible ce n’est pas le simple retournement des conclusions de la théorie des coûts de transaction mais bien l’utilisation à son profit par une entreprise (en l’occurrence une plateforme numérique) d’un capital qu’elle ne détient pas (le capital de ses clients- prestataires) et la génération d’un chiffre d’affaires à hauteur des commissions perçues sur la fourniture du service par ses clients aux clients finaux (souvent de l’ordre de 20 %).

En réduisant les coûts de transaction et en permettant la confiance les avancées technologiques ont permis à ces plateformes de s’installer au cœur de l’échange de biens et de services et d’instaurer leurs droits de péage. Le retournement des conclusions de la théorie du coût des transactions nous amène à la problématique d’une économie de droit de péage.

Une économie de droit de péage 2.0 ou le « rançonnage » numérique.

En se positionnant entre le propriétaire d’un bien et son client final et sur le chemin conduisant l’un à l’autre, ces plateformes s’apparentent historiquement aux villes bordant les fleuves tels la Loire et qui tirèrent leur fortune du péage exigé des bateaux transitant devant leurs remparts.

L’utilisation obligée par ces navires de ces cours d’eau est une préfiguration du (quasi) lien de subordination qui lie aujourd’hui les clients-prestataires des plateformes numériques à leurs pourvoyeurs de trafic.

Quel chemin de fer, conteneur ou ouverture du canal de Panama du futur ruineront les plateformes numériques d’aujourd’hui ?

 

 

Un grand merci, comme toujours, à Frédéric Fréry pour ses travaux et contributions qui sont autant d’opportunes invitations à la réflexion. Un très grand merci à lui pour avoir si professionnellement et gentiment pris le temps d’échanger sur le projet de ce texte et de ses remarques à son sujet.

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