Portrait d’un penseur transdisciplinaire
Philippe Lukacs incarne la figure du praticien-théoricien qui traverse les disciplines pour mieux comprendre les mutations contemporaines. Après HEC, il a tenu à se former à l’ethnologie auprès de Robert Jaulin, puis à la sociologie de la science avec Serge Moscovici. Il a su tisser des ponts entre anthropologie et management.
Son parcours professionnel témoigne d’une recherche constante d’innovation : ancien adjoint au DRH de Thomson, il fonde le Laboratoire du futur où il collabore avec l’équipe de Muhammad Yunus et le créateur de Max Havelaar. Professeur de management de l’innovation à Centrale Paris, créateur d’un incubateur pour startups à potentiel mondial, il co-fonde ensuite ENGAGE, accélérateur de la transition écologique et sociale.
Cette trajectoire singulière lui confère une légitimité toute particulière pour diagnostiquer les dysfonctionnements de notre époque et proposer des alternatives concrètes.
Une critique radicale de la marchandisation du monde
Le diagnostic : un monde réifié
Philippe Lukacs pose dans son dernier livre paru aux éditions Erès: « Vers une économie de l’alliance – Pour déjouer les dérèglements du monde » » un diagnostic sévère sur la logique selon laquelle nous construisons notre monde social: une logique d’échange. Celle-ci a tout transformé en marchandise, y compris les relations humaines. Cette « réification » généralisée nous rend aveugle à ce qui est au-delà des marchandises, le climat notamment, déshumanise nos rapports à l’autre et crée un monde fondé sur la « peur de l’autre » plutôt que sur la confiance.
Philippe Lukacs identifie plusieurs symptômes de cette dérive, parmi lesquels : la financiarisation de l’économie, le pilotage par le seul PIB, la réduction de l’entreprise aux seuls intérêts des actionnaires. Plus profondément, il observe une société de « l’accélération vide de sens » où chacun, porté par la psychologie positive devient un « négociant » de sa propre existence.
L’alternative : l’économie de l’alliance
Face à cette impasse, Philippe Lukacs propose un changement de paradigme : chercher, en toutes occasions, à passer d’une logique d’échange à une logique d’alliance. Cette économie de l’alliance repose sur trois piliers :
1. Reconnaître l’équivalence de valeur entre soi et l’autre.
2. Maintenir et valoriser les différences comme sources d’innovation et d’humanisation.
3. Et, finalement, chercher à créer un « commun » partagé, qui dépasse la simple réciprocité de l’échange.
Les idées novatrices : repenser notre « loi de composition sociale »
Une pensée fondée sur les conclusions d’une ethnologie moderne
« L’univers humain est créé par la relation de partage avec un autre différent de soi » – (page 75). Philippe Lukacs rappelle que, dès 1974, un ethnologue qui était aussi mathématicien, Robert Jaulin, soulignait que c’est cette logique, d’alliance, qui « permet l’invention de vivre » alors que la logique d’échange conduit, mécaniquement, à une « civilisation cimetière ».
Une anthropologie de la confiance
Contrairement aux approches qui voient dans le capitalisme la source de nos maux, Philippe Lukacs remonte plus loin : c’est la « peur a priori de l’autre » dont on trouve les traces dans la Bible qui a engendré les systèmes de protection dont la réification marchande n’est qu’une conséquence. Il importe donc de passer à un « a priori de confiance » permettant « l’invention de vivre ».
S’appuyer sur une logique ternaire plutôt que binaire
Un des apports de Philippe Lukacs réside dans sa promotion d’une « logique ternaire ». Il souligne que l’échange conduit à une logique binaire qui amène à opposer deux termes (Par exemple : soi/l’autre, capital/travail, croissance/décroissance) ou à ne raisonner qu’en ne prenant en compte que deux termes (Par exemple, objectif/moyens) ; alors qu’il relève que l’alliance correspond à une logique à trois termes : soi, l’autre différent de soi ET la relation de partage entre soi et l’autre. Et il montre toute la pertinence et la puissance qu’il y a, justement, à s’appuyer sur une logique ternaire, qui correspond à un mouvement humanisant, pour élargir les possibles (Par exemple, au-delà de la binarité objectifs/moyens, l’importance qu’il y a à introduire un troisième élément – la relation de partage – qui transforme l’opposition en alliance créatrice).
Une méthode d’action concrète
Cette approche dépasse les limites du développement durable et de la décroissance en changeant la finalité même de l’activité économique : chercher non plus tant à créer « plus de biens » mais « plus de liens » : chercher à créer des occasions de relations de partage.
Trois axes d’actions
Philippe Lukacs ne se contente pas de théoriser. Il dégage trois axes sur lesquels agir pour favoriser des alliances, en donnant, à chaque fois, des exemples pour lancer la réflexion de chacun :
1. Favoriser l’épanouissement des personnes dans leurs multiples dimensions
2. Multiplier les relations de partage entre personnes et groupes
3. Développer la sensibilité à l’environnement et au « non-chiffrable »
L’art de créer du « commun »
L’originalité de l’approche réside dans sa praticité : il s’agit d’ajouter à chaque action professionnelle ou personnelle une « dimension relation » génératrice d’un « en plus » partagé. Cette démarche transforme progressivement la nature même de nos interactions.
« Faisons en sorte que nos échanges aillent au-delà d’un simple échange. Cherchons à générer avec nos interlocuteurs un ‘en plus’ partagé » (page 124)
« Ce n’est pas de passer en totalité de la logique de réification à celle de l’alliance. Le changement à réaliser est de changer de centre de gravité : privilégier le plus possible, la logique de l’alliance » (page 79)
« En toutes occasions, dans notre activité professionnelle, dans nos engagements, imaginons comment du « commun » pourrait être partagé, et à le créer. » (page 85)
Des apports indéniables de cette pensée
Philippe Lukacs propose une synthèse originale entre anthropologie, management et écologie qui renouvelle notre compréhension des enjeux contemporains. Sa critique de la réification dépasse les analyses purement économiques pour toucher aux fondements anthropologiques de nos dysfonctionnements.
L’aspect opérationnel de sa démarche constitue un atout majeur : plutôt que d’attendre un changement systémique, il montre comment chacun de nous peut, à son niveau, agir dès maintenant.
Un manifeste pour notre époque
« Vers une économie de l’alliance » dépasse le simple essai de management pour proposer une véritable anthropologie politique adaptée aux défis du XXIe siècle. Philippe Lukacs nous invite à un changement de regard radical : voir dans l’autre non plus un concurrent ou un client, mais un partenaire dans « l’invention de vivre ».
Ce livre s’adresse à tous ceux qui pressentent que les solutions techniques ne suffiront pas à résoudre la crise écologique et sociale, et qu’il faut repenser nos façons d’être ensemble. Managers, citoyens, militants y trouveront des clés concrètes pour transformer leurs actions tant professionnelles que personnelles en leviers de changement civilisationnel. « Partir d’un a priori de confiance avec l’autre, chercher à dépasser une simple relation d’échange, chercher à créer du commun avec l’autre, un « en plus » partagé au-delà de l’échange, c’est un mouvement créateur de vivre » (page 124)
Dans un monde où l’accélération technologique menace de déshumaniser toujours davantage nos relations, Philippe Lukacs nous rappelle cette évidence : nous ne sommes vivants qu’à la hauteur de notre capacité à recevoir la vie d’autrui et sa reconnaissance dans le partage. Une leçon d’humanité dont l’urgence n’a jamais été aussi criante.