25/09/2020 – 3 ème interview exclusive de François Dupuy.

Porteur de l’ « analyse stratégique des organisations et des systèmes » dans le prolongement des travaux de Michel Crozier et notamment de Erhard Friedberg, vous nous avez rappelé dans notre premier entretien, l’intempolarité de ses concepts développés à partir de la notion de « rationalité limitée ».

Vous nous avez souligné dans le second entretien les apports encore sous exploités de la sociologie à une théorie de l’action.

La théorie de l’action à laquelle vous travaillez repose fondamentalement sur le constat auquel vous conduisent vos travaux que seule une «connaissance élaborée » (notamment par la réelle prise en compte de « l’intelligence des acteurs ») permet de définir avec pertinence les actions à mener et à en garantir l’efficacité.

Nous vous proposons de consacrer ce 3ème entretien à l’identification des freins à lever et des moyens permettant de les dépasser pour rendre audible et opérationnelle cette théorie de l’action.

 1. Le rôle et la responsabilité des consultants et des business schools.

Vous n’êtes pas tendre, de manière générale, pour les consultants et les Business schools. Quelle analyse faites-vous de leur responsabilité dans la situation que vous dénoncez ?

François Dupuy

Vous avez raison de dire « en général » parce que les situations peuvent être contrastées. Je constate, par exemple, un réel effort de L’EDHEC pour donner une place significative aux sciences sociales. Mais globalement, les business schools ont plutôt un comportement de « suiveurs » : elles observent ce qui se passent dans les entreprises, puis le « conceptualisent » et le restituent sous forme d’enseignements de cas ou de modèles. Mais comme elles-mêmes ne plongent pas dans la réalité quotidienne des entreprises, dans le fameux « mais que font-ils exactement ? », « ils » désignant ceux qui font effectivement, à la base, « tourner la machine », on a souvent des enseignements qui restent loin de la réalité, du moins en ce qui concerne le management et les organisations.

En ce qui concerne les grands cabinets de conseil et pour utiliser une formule rapide, je suis toujours surpris par leur capacité à proposer des solutions sans savoir quel est le problème. Pour le dire autrement, ils investissent peu dans la connaissance et appliquent des « modèles » pré-élaborés, portant le plus souvent sur les structures mais ne s’attaquent que rarement au « dur » des organisations, c’est-à-dire leurs modes de fonctionnement.

Vous avez vous-mêmes dirigé un cabinet de conseil. Quels enseignements tirez- vous de cette expérience ? Quelles orientations aimeriez-vous voir prises par le monde du conseil et la formation des dirigeants et des managers ?

François Dupuy

Le cabinet que j’ai dirigé – Mercer Delta pour ne pas le nommer – était entièrement tourné vers les sciences sociales (ou comportementales) appliquées au conseil. C’est une position que le fondateur de ce cabinet ensuite intégré au groupe Mercer n’a pas pu tenir longtemps ; Il s’est petit à petit « normalisé » et les approches spécifiques qu’il avait développées se sont petit à petit estompées au profit des pratiques classiques du conseil dont je viens de parler.

Cela étant, mais j’accepte qu’on me reproche de prêcher pour ma paroisse, il me semble que le monde du conseil, comme celui de la formation d’ailleurs devrait absolument donner une priorité à la connaissance de la réalité au lieu d’encourager les entreprises à se centrer sur ce qui « devrait être » plutôt que sur ce qui est, c’est-à-dire la réalité. Cela éviterait à la fois l’obsession des structures au détriment des modes de fonctionnement, et des discours abstraits ne correspondant finalement à aucune réalité vécue par les acteurs de terrain.

 2. La responsabilité des sociologues face à cette situation.

En quoi les sociologues sont-ils responsables de la non prise en compte dans les décisions et stratégies des entreprises de la connaissance du fonctionnement réel de l’entreprise développée par la sociologie des organisations ?

François Dupuy

Vous avez raison de poser cette question car les sociologues comme les autres ont tendance à rejeter les responsabilités sur ceux qui ne comprendraient pas toute l’utilité de leur approche. C’est humain. Mais il me semble que nous nous sommes un peu enfermés dans nos certitudes, ce qui a conduit à une forme d’arrogance. Nous avons à la fois dit « le monde a changé » tout en tenant le même discours sur ce que la sociologie – mais elle n’est pas la seule approche proposée par les sciences sociales – pouvait apporter aux entreprises. Et l’importance que nous donnons au diagnostic, à la connaissance pour reprendre ce mot, a progressivement donné le sentiment que nous étions plus intéressés par les études que par la résolution des problèmes que nous soulevions. Or à tort ou à raison, le monde étant devenu de plus en plus exigeant, les responsables sont soumis à toujours plus de pression et cherchent des solutions. Ceci a généré de l’incompréhension dont ont pâti les sciences sociales en général et la sociologie en particulier. Il me semble qu’il y a aujourd’hui une prise de conscience des deux côtés qui permet un peu d’optimisme pour l’avenir.

3. Les voies d’action de la sociologie des organisations face à cette situation.

Quel rôle le sociologue peut et doit-il jouer dans sa prise en compte ?

François Dupuy

 Il doit clairement démontrer que la finalité de son travail est orientée vers l’action et que la compréhension du problème n’est qu’une phase conduisant vers la décision. Il fut un temps ou les entreprises demandaient des études « pour voir ». Ce temps est révolu. Si l’on demande des études, c’est « pour faire ». Et il appartient au sociologue non seulement de dire mais de démontrer qu’il a compris cette évolution fondamentale. Ce n’est d’ailleurs pas toujours facile, car il n’est pas question de céder sur le fond, car si tel était le cas, la sociologie disparaitrait complètement du champ du conseil en perdant sa spécificité.

 

Qu’est-ce qui vous parait le plus difficile aujourd’hui à surmonter pour aboutir dans ces combats ?

 François Dupuy

Plusieurs choses : d’abord nous ne sommes pas, tant s’en faut, dans le « main stream » du conseil et il est difficile de faire entendre sa voix dans un monde dominé par de puissants cabinets. Ces derniers par ailleurs ont une fonction de légitimation que la sociologie n’a pas et ne cherche pas à avoir. Mais surtout nous nous heurtons à la difficulté chez nos interlocuteurs, de faire la différence entre la « connaissance ordinaire » et la connaissance élaborée ». Tout un chacun a le sentiment de savoir ce qu’il se passe dans son organisation, donc d’avoir compris quel est ou quels sont les problèmes, ce qui conduit généralement à un raisonnement causal : Le problème c’est A, donc agissons sur A. La sociologie, par nature si l’on peut dire, propose une approche systémique qui met en avant la complexité des situations, donc des problèmes et donc ces solutions. Et disons-le, aujourd’hui la complexité n’a pas bonne presse…parce qu’elle est complexe ! Il faut donc faire accepter cette sorte de détour par la complexité avec un argument d’efficacité qui permet – pas toujours – d’être entendu. Ça, c’est le combat le plus dur à mener.

 4. Vos propres voies d’action pour la suite de votre action et de votre combat.


Vous travaillez à l’écriture d’un prochain livre. Voulez-vous en dire les lignes directrices et son objectif ?

François Dupuy

En fait, ce livre est terminé et parait au Seuil sous le titre, clin d’œil à Michel Crozier, « On ne change pas les entreprises par décret ». La ligne directrice est simple : il s’agit de démontrer, comme toujours exemple à l’appui, qu’il ne peut y avoir d’action sans connaissance ou, plus précisément, que l’action sans connaissance génère plus d’effets pervers qu’elle ne résout de problèmes. ET de façon la plus pédagogique possible, j’essaie de montrer comment on peut constituer de la connaissance à partir d’un vrai cours de sociologie des organisations mais aussi à partir d’une discussion de ce qu’est « l’intuition ». Puis j’entraine le lecteur vers la recherche des leviers d’action, l’anticipation des effets induits, le rôle de la confiance dans une démarche de changement en expliquant comment elle s’obtient et je termine en appelant à accepter la « complexité positive » en montrant ce qu’elle peut apporter.

L’objectif est clair : il est bien de positionner la sociologie comme une méthode d’action, d’où l’importance des exemples qui sont développés. Ou, si l’on veut le dire autrement, l’objectif est de combattre l’idée reçue qui voudrait que la sociologie soit seulement un outil d’étude. Donc j’y insiste particulièrement sur la « comment faire » et les résultats qui peuvent être attendus.

5. La situation actuelle


En conclusion de cette série d’interviews et en échos aux travaux que vous avez menés au cours de cette période bien particulière que nous avons et continuons à traverser que souhaitez-vous mettre en évidence.

 François Dupuy

 Je vous remercie d’évoquer ces travaux, menés avec deux de mes collègues, Cécile Roaux et Sébastien Olléon. C’est une initiative que j’ai prise au mois d’avril, consistant à proposer à des dirigeants de préparer la sortie de crise en comprenant en profondeur ce que leurs salariés avaient vécu et continuaient de vivre. L’objectif étant de permettre à ces dirigeants de tenir à leurs collaborateurs un discours qui ait du sens pour eux, donc se référant à leur réalité. Á ma grande surprise, ce sont 7 entreprises, une grande administration et une importante collectivité territoriale qui ont répondu favorablement à ma proposition. Cela rend très optimiste : face à une crise de cette importance, ces dirigeants – et je les en remercie – ont compris ce que ces études qualitatives approfondies, à la différence des sondages, pouvaient leur apporter.

Les résultats n’ont je crois déçu personne. Ils ont fait apparaitre, dans toutes ces organisations, le rôle éminent de l’encadrement de proximité dans la gestion de cette crise, au prix souvent d’une « désobéissance organisationnelle » rendue nécessaire par l’édiction de normes, règles et procédures émises par le centre et constituant pour les opérationnels autant de contraintes supplémentaires à affronter. Des innovations organisationnelles se sont faites jour et les relations affinitaires sont apparues comme des relais importants face à des relations de travail parfois diluées dans ces circonstances particulières.

En d’autres termes, même si j’ai écrit le livre avant ces travaux, les deux se rejoignent au-delà de mes espérances sur ce que la sociologie peut apporter aux entreprises en termes de compréhension d’une réalité souvent lointaine et donc d’actions à mener aussi bien pour capitaliser sur les innovations repérées que pour corriger les « trous » observés dans le fonctionnement de ces organisations.

Un grand merci à vous pour ces trois entretiens témoins de votre combat pour la prise en compte de la réalité en support de la décision et de l’action.

Nous sommes heureux de pouvoir annoncer la prochaine sortie le 1er octobre de votre livre  » On ne change pas les entreprises par décret » au Seuil. Un beau titre qui résume en quelques mots le fond de ces 3 entretiens.

Le 3ème opus de la série « Lost in management » qui donne tous les outils et les méthodes d’une théorie de l’action.

 

 

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