Le travail, un équilibre qui se fissure
Que le travail soit transformé par les évolutions du monde ne fait aucun doute. Le fait que l’OIT reconnaisse que le métier d’inspecteur du travail – même s’il n’est pas encore officiellement classé comme une « profession à risque » – comporte des dangers inhérents, constitue un signal faible, mais de plus en plus audible, de cette transformation profonde du travail lui-même. À l’image du bois qui, sous l’effet des variations de son environnement, se dilate ou se contracte, modifiant sa forme au point de fragiliser l’ensemble de la structure à laquelle il appartient, le travail, en « travaillant », peut lui aussi ébranler les équilibres établis.
Le travail est aujourd’hui le moteur de nos sociétés. Il les alimente, les organise, les structure. En repensant le travail, c’est donc l’ensemble du modèle social qu’il faut repenser : quelle nature pour ce nouveau moteur ? Quelle énergie pour l’alimenter ?
La disparition du travail : mythe ou horizon ?
L’argument revient souvent : la technologie ferait disparaître les tâches les plus pénibles, les moins qualifiées. Peut-être. Mais que deviendront ceux qui n’auront plus leur place dans un marché du travail réorganisé ? Peut-on vraiment bâtir une société du loisir et du temps libre… sans revenu pour ceux qui ne travailleront plus ? Tout le débat porte alors sur la pertinence d’un revenu universel et sur la recomposition fondamentale de notre modèle social : Signal faible brandi par les hérauts de la tech américaine, promoteurs prométhéens d’une reconfiguration totale e nos sociétés occidentales …
Interroger les certitudes dominantes
Des signaux à l’œuvre aujourd’hui
Pour ma part, je me garderai bien de prédire l’avenir du travail. Trop d’études se sont aventurées à cet exercice pour finir oubliées, et leurs projections démenties.
Et pourtant, certains signaux – faibles ou insistants – méritent d’être observés. Ils jalonnent les discours sur le travail de demain. Mais prenons garde : ces signaux ne sont jamais des certitudes. Ce sont des paris, des projections fragiles sur un futur inconnu, souvent déconcertant — au sens premier du mot de qui déjoue l’avis commun.
La prudence et la modestie sont donc de rigueur. Reste qu’un consensus s’est formé autour de quelques idées reçues, aujourd’hui largement partagées, que l’on pourrait qualifier de perceptions dominantes :
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L’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle devient une exigence centrale.
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L’automatisation et l’intelligence artificielle menacent massivement l’emploi.
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Le salariat serait en voie de disparition, supplanté par l’économie du freelance.
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La quête de sens est au cœur de l’engagement professionnel des jeunes générations
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Le marché du travail se polarise entre emplois très qualifiés et précarité croissante.
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Le télétravail s’impose comme une nouvelle norme dans la quête revendiquée d’autonomie
Ces affirmations, aussi répandues soient-elles, masquent souvent des angles morts. Les interroger devient nécessaire si l’on veut dépasser le commentaire pour entrer dans une véritable analyse prospective.
Douter des évidences pour mieux comprendre
Prenons quelques exemples :
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L’automatisation détruira-t-elle vraiment l’emploi ou va-t-elle surtout le transformer ?
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Le modèle freelance, si vanté pour sa flexibilité, n’est-il pas fragile et vulnérable ?
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Le télétravail s’adresse-t-il vraiment à tous ou consacre-t-il de nouvelles inégalités ?
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La quête de sens est-elle une rupture générationnelle ou une recomposition plus large du rapport au travail ?
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La polarisation du marché est bien réelle, mais varie fortement selon les territoires, les politiques publiques, les secteurs…
Ces nuances, rarement intégrées aux récits dominants, invitent à formuler une grille de lecture plus fertile.
Changer de perspective
Quelques convictions peuvent déjà nous guider :
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La technologie n’est pas un destin, mais un espace de choix politiques. Elle n’impose rien : elle rend possible.
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Le travail reste un lieu de lien social, de reconnaissance, de stabilité — des dimensions souvent absentes des discours disruptifs.
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Les aspirations à l’autonomie, à la justice et au sens ne sont pas marginales. Elles façonnent en profondeur les nouvelles attentes.
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Les transitions écologique, démographique et territoriale auront autant d’impact que la technologie sur la recomposition du travail.
Deux signaux faibles qui deviennent forts
Deux évolutions, longtemps perçues comme marginales, sont, selon moi, aujourd’hui au cœur du débat :
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La quête de sens dans le travail.
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La revendication d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.
Elles révèlent un divorce grandissant entre l’individu et l’entreprise. Un divorce symbolique, mais profond, qui menace la cohésion sociale. À l’image d’un couple qui ne partage plus le même lit, ces deux partenaires – l’humain et l’organisation – semblent parfois vivre ensemble par habitude, mais sans se parler. Le divorce se profile à l’horizon.
L’entreprise désorientée face aux attentes individuelles
Ce divorce se manifeste dans le désarroi croissant des managers. Beaucoup ne comprennent plus les attentes de leurs jeunes collaborateurs. Ces derniers remettent en cause les anciens codes de la vie collective en entreprise, transforment leurs désirs en droits, sans toujours assumer les devoirs correspondants.
Le travail est devenu un bien de consommation, que l’on compare, que l’on quitte, que l’on ajuste à ses envies. Comment s’en étonner ? Tout dans notre société célèbre l’individualisme et magnifie la consommation. Le travail est désormais pensé après les loisirs, qui occupent la première place dans la hiérarchie des priorités.
A l’opposé, forts de leurs attentes, portées par les évolutions sociétales majeures, les plus jeunes collaborateurs ne comprennent plus (au sens premier du mot com-prendre) les attentes et contraintes de leurs (potentiels) employeurs. Lorsque chacune des parties ne comprend plus l’autre, il devient difficile de s’entendre …
Une fracture générationnelle qui devient sociétale
Ce qui apparaissait hier comme un signal faible chez les jeunes générations devient aujourd’hui un symptôme généralisé. Le rapport au travail évolue dans toutes les tranches d’âge. Il ne s’agit plus seulement de comprendre les jeunes, mais de décrypter une transformation plus large, plus lente, mais irréversible et de les intégrer tant pour les entreprises que pour les individus.
Le contrat social s’effrite
Que peut faire l’entrepreneur face à cette transformation ? À défaut de pouvoir répondre à ces attentes multiples, certains se tournent vers des solutions qui actent la fin du salariat : recours aux indépendants, généralisation des plateformes, sous-traitance à outrance.
C’est le contrat de travail, fondement du contrat social, qui vacille. On assiste à la prolétarisation de l’indépendant, isolé face à une entreprise devenue simple mandataire. Et dans ce processus, c’est aussi le projet collectif de l’entreprise qui perd son sens.
Entreprise et individu : refonder le pacte. Travailler autrement pour vivre ensemble
Il convient d’envisager les points de vue des deux parties prenantes au « contrat » de travail.
1. Quelles pistes pour l’entrepreneur confronté aux mutations du rapport au travail et aux attentes émergentes des individus ?
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Refonder le contrat de travail comme contrat de sens : un contrat d’engagement réciproque : non seulement une rémunération contre du temps mais une contribution à un projet commun.
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Revaloriser le collectif dans une société individualiste : refaire de l’entreprise un lieu de lien, de coopération, d’appartenance.
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Donner de l’autonomie … mais cadrée : offrir des marges de manœuvre tout en posant des repères clairs et en offrant des parcours de montée en autonomie selon les profils.
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Miser sur la formation et l’évolutivité : en construisant une culture d’entreprise apprenante et mobile.
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Repenser les formes de reconnaissance : une culture de feedback régulier, valorisation des initiatives et des réussites d’équipes
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Offrir une flexibilité responsable : adapter les conditions de travail sans sacrifier le collectif en gardant des rituels d’équipe pour garder du lien.
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Explorer de nouveaux modèles entrepreneuriaux : tester ou s’inspirer de modèles alternatifs, plus horizontaux, participatifs ou hybrides.
2. Quelles pistes d’évolution pour l’individu dans son rapport au travail ?
Mais sachant que la transformation du travail ne peut être unilatérale, les individus (à savoir chacun de nous) eux aussi doivent ajuster leur posture, dépasser une logique de simple revendication, et réinvestir leur part dans le contrat social du travail.
Passer de la revendication au dialogue : de la logique de « je veux » à celle de « Comment construisons nous ensemble ».
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Assumer une responsabilité individuelle dans le collectif : reprendre conscience que le collectif a besoin de l’engagement de chacun.
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Redéfinir le sens par la contribution, pas uniquement par la satisfaction ou par l’intérêt personnel.
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Adopter une posture d’apprenant continu : voir le changement comme une opportunité de croissance pas comme une menace.
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Réintroduire la notion de devoir dans le rapport au travail : conjuguer exigence et contribution.
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Sortir du rapport consumériste au travail : le travail est un terrain de croissance et une part de son identité sociale, pas un objet de consommation.
Bâtir un nouveau sens commun
Travailler demain, c’est construire un nouveau pacte social. Ce pacte ne se décrète pas. Il se co-construit, par des entreprises qui osent se transformer et par des individus qui acceptent de grandir dans leur rapport au travail. La clé, ce n’est pas le confort des droits, mais l’exigence partagée de la réciprocité.
La réflexion sur l’avenir du travail est inséparable de la question de l’avenir de notre société. Ce n’est pas un débat de spécialistes ou de prospectivistes : c’est une question politique, culturelle, existentielle.
Il ne s’agit pas de choisir entre salariat et freelance, entre présentiel et télétravail, entre automatisation et humanité. Il s’agit de retrouver du sens commun, de remettre le travail au service du projet collectif, de faire en sorte que le « nous » fasse encore société.
Et si nous faisions du travail un espace de lien et non de fracture ? Employeurs, salariés, citoyens : reprenons le dialogue. Le travail est notre affaire à tous.