Fabrice Gatti nous a fait l’honneur et l’amitié d’accorder à RéSolutions une première interview pour fêter le 300 -ème numéro de RéSolutions Hebdo. Il succède, dans cette série des Grands entretiens de RéSolutions à François Dupuy (100 ème numéro), Yves Richez (150 ème numéro) et Ibrahima Fall (250 ème numéro)
Dans le prolongement de son ouvrage « L’Autruche et le Curieux » paru en avril 2023, Fabrice Gatti nous y a retracé l’origine et le cheminement de sa réflexion et de son analyse qui le convainc que nous sommes aujourd’hui à un point de rupture. Un point de rupture qui rend possible désormais l’adoption de nouveaux modes de management et d’organisation alors que leur nécessité est apparue depuis bien longtemps déjà.
Dans la poursuite de ce travail de recherche et de praticien, il vient de faire paraitre son dernier ouvrage « S.O.S Travail sous tension » le 13 novembre aux éditions Erick B. Nous l’avons lu en avant première et nous recommandons vivement sa lecture pour la clarté des analyses qui y sont présentées, pour la qualité et la profondeur des travaux de recherche qui les sous-tend et pour les pistes et outils d’évolutions qu’il nous y propose loin des modes et en fuyant tout dogmatisme.
Un grand merci à lui de nous offrir ainsi, pour « reféconder le management et les organisations », les outils les outils nécessaires à leur « reset » au moment où le système est en passe d’afficher » Game over ! « .
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RéSolutions Hebdo :
Votre livre « S.O.S. Travail sous tension » qui vient tout juste de paraitre prolonge les réflexions et analyses initiées dans votre livre précédent « L’Autruche et le curieux ». En quoi et comment, pour vous, ce dernier livre vient enrichir votre réflexion et vos propositions et en quoi marque-t-il pour vous une étape importante de votre travail ?
Fabrice Gatti :
Ce nouvel ouvrage marque une étape essentielle pour diffuser les résultats de mes recherches. Plus concis que le précédent, et conçu comme un guide pratique, il vise un public élargi, directement concerné par les enjeux quotidiens du travail, de la motivation, de la santé et de la performance, tant individuelle que collective. Le travail de terrain dans des PME et des grands groupes autant que les lectures complémentaires et échanges avec des auteurs comme David Harvey, Ibrahima Fall, Roland Gori, Yves Richez par exemple sont comme un ciment venant solidifier les fondations de mon approche basée sur l’interdépendance entre contexte, Leaders et acteurs d’un système.
RéSolutions Hebdo : Dans la longue histoire de l’évolution de nos sociétés, vous faites des années 80 et de son néolibéralisme triomphant les parrains et marraines de l’« Empire C4 » que vous condamnez. En quoi cet Empire Capitaliste, Comportementaliste, Commandant, Contrôlant impose-t-il, selon vous, « sa vision mécaniste et déshumanisée du monde » et quelles en sont les conséquences ?
Fabrice Gatti :
L’Empire C4 plonge ses racines dans la révolution industrielle du XIXe siècle, qui a fait passer nos sociétés de l’ère agraire et artisanale à celle du commerce et de l’industrie. Dans ce contexte, des pratiques organisationnelles contrôlantes et purement quantitatives ont vu le jour, visant à standardiser le travail, à encadrer strictement les individus par des règles et des procédures rigides, et à récompenser ou sanctionner selon les performances. Jusqu’aux années 70, bien que ce système n’encourage pas l’épanouissement, un pacte social tacite offrait une stabilité de l’emploi et la perspective d’une ascension sociale grâce au principe de méritocratie.
Avec la crise des années 70, le néolibéralisme s’est progressivement substitué au keynésianisme, et sa philosophie est devenue hégémonique après la chute du communisme. Ce modèle, qui place le capital avant le travail et se concentre sur la maximisation des profits, a rompu ce pacte social, engendrant des conséquences dramatiques : manipulations financières, licenciements massifs, inégalités croissantes, crises psychologiques, et désastres écologiques. En changeant unilatéralement les règles du jeu, les organisations ont provoqué le désengagement progressif des collaborateurs, qui cherchent à se protéger dans cet environnement devenu toxique, où la promesse d’un épanouissement par le travail n’est plus qu’un lointain souvenir.
RéSolutions Hebdo : Vous insistez sur la glorification qui y est faite des valeurs et buts extrinsèques (pouvoir, richesse, beauté). Vous soulignez le rôle central des valeurs qui fondent nos sociétés et sont l’étalon de nos décisions et de nos actions. Le changement que vous ressentez comme désormais possible alors même qu’il est ressenti comme nécessaire depuis bien longtemps (rappelons que le rapport Meadows remonte à 1972) ne se fera que par un changement de notre système de valeurs. Pouvez-vous rappeler la vaine course dans laquelle nous entraînent les valeurs extrinsèques et nous commenter les valeurs que, à leur exacte opposé, vous appelez comme nécessaires à la re-fécondation de la société et à l’épanouissement des individus ?
Fabrice Gatti :
De nombreuses recherches à travers le monde, montrent que l’influence majeure de la nature des buts poursuivis influe sur notre santé, notre épanouissement et notre capacité d’entraide et de coopération. En valorisant uniquement des buts extrinsèques compensatoires par nature (pouvoir, richesse, ascension sociale, apparence), le système actuel ne satisfait pas (ou que partiellement) nos besoins psychologiques fondamentaux, générant motivation de type contrôlée, fragilité mentale et individualisme exacerbé. L’étude de Harvard menée sur 75 ans montrent clairement que le statut social, la richesse, la réussite professionnelle ou la célébrité ne sont jamais la raison du bonheur d’un sujet ou les causes de son malheur. En contraste, les buts intrinsèques regroupent les aspirations liées à l’acceptation et la croissance personnelle, le développement de relations personnelles profondes, la participation au bien – être de la communauté. Stimulant le dynamisme interne, Ils sont positivement associés au bien être psychologique (vitalité, plaisir, estime de soi, satisfaction…) tout en réduisant l’anxiété et le doute sur ses capacités. Il ne s’agit pas d’un idéalisme béat mais d’une constatation : L’environnement influence profondément le bien-être et les comportements des individus. Dans un système néolibéral où l’individu est poussé à se concentrer sur ses aspirations égocentriques, nous créons un monde violent et autocentré, incompatible avec une performance durable et une responsabilité collective. Donald Trump, symbole de cette dynamique, en est un parfait exemple..
RéSolutions Hebdo : Vous nous appelez à « sortir du confort de nos croyances » et à « déconstruire les mythes autour de la motivation et de la nature humaine ». C’est là le cœur de votre livre et le ferment indispensable de la transformation nécessaire de nos sociétés. Comment et quand cette conviction vous est-elle apparue et en quoi a -t-elle réorienté et donné tout son sens à votre travail ?
Fabrice Gatti :
Cette conviction est née dès mon adolescence. Je me souviens du plaisir intense que j’éprouvais à m’entraîner des heures au tennis, à me plonger dans des livres de science-fiction, à observer la nature, ou encore à ressentir des émotions puissantes en écoutant de la musique. À l’inverse, j’abordais mes études à l’école comme une contrainte, les lectures classiques me paraissaient ennuyeuses, et mon professeur de piano m’a définitivement découragé de cet instrument.
J’ai ressenti ce même phénomène dans ma vie professionnelle : certains environnements me semblaient oppressants, me faisaient douter de mes capacités, tandis que d’autres expériences m’inspiraient, me poussaient à m’investir sans compter, et renforçaient ma confiance en mes compétences. C’est là que j’ai commencé à comprendre, par expérience directe, la différence fondamentale entre motivation autonome, motivation contrôlée, et amotivation — distinction que j’explore en profondeur dans cet ouvrage.
RéSolutions Hebdo : Vos travaux vous conduisent à faire de l’autonomisation des individus ce vers quoi doivent tendre nos organisations. Une autonomisation indispensable pour le plus grand épanouissement des personnes mais également (et vous le démontrez) pour le plus grand profit de nos organisations (école, hôpital, entreprises, …). Vous faites de cette autonomie le pont entre les besoins des individus et ceux de nos organisations notamment en en faisant le préalable à l’engagement des individus. Comment l’expliquer ?
Fabrice Gatti :
Chaque individu dispose de facultés naturelles qui lui sont propres et qui demande un environnement spécifique pour pleinement s’exprimer. Nous avons également 3 besoins psychologiques fondamentaux : 1/ nous sentir efficace et progresser dans nos actions (besoin de compétence), 2/ être relié à nos pairs et entretenir des interactions positives et régulières (besoin de relation) 3/ agir de manière autodéterminée, c’est-à-dire être en congruence avec nos choix plutôt que manipulés par des forces extérieures (besoin d’autonomie).
Les recherches menées à l’échelle mondiale, tant en psychologie qu’en anthropologie, montrent que l’autonomie — à distinguer de l’indépendance — est cruciale pour le développement optimal des individus. En cultivant une motivation autonome, elle stimule le dynamisme interne, l’envie de progresser et renforce la santé psychologique ainsi que le sentiment de réalisation personnelle. Malheureusement cette autonomie est malmenée au quotidien dans les sphères professionnelles, scolaires et familiales. La société moderne tend à nous priver de la capacité de penser, et donc d’agir de manière autodéterminée : Comme le souligne de nombreux auteurs dont Roland Gori « La civilisation technique, par son principe même, est impersonnaliste. Elle exige de l’homme une activité, mais elle s’oppose à ce qu’il soit une personnalité ». Dans un environnement toxique, il est naturel de voir se multiplier le désengagement, la souffrance et le repli sur soi.
RéSolutions Hebdo : Vous insistez avec pertinence sur le fait qu’« une organisation ne peut fonctionner sur un mode de pensée plus complexe que celle de son dirigeant ». Aussi est-ce là le levier (oh combien difficile) de la transformation. Il y va d’un changement du système de valeurs du dirigeant, des valeurs qui sont l’étalon de ses décisions et de ses actions. « Il faut aider les dirigeants à sortir de leur pensée logique et abstraite issue du stade de la réussite pour adopter une vision plus complexe et objective du réel. » Comment actionner ce levier ?
Fabrice Gatti :
Pendant des siècles, l’humanité a cru à tort que la Terre était plate. Ce n’est qu’en changeant cette perception et en acceptant sa nature sphérique que nous avons pu résoudre des problèmes jusque-là inimaginables. Il en va de même pour notre compréhension de l’humain et des organisations. Pour espérer revitaliser les organisations et ressourcer les individus, il est essentiel de fournir aux dirigeants, managers, DRH et éducateurs une connaissance approfondie du fonctionnement humain. En leur permettant d’acquérir une compréhension plus fine de l’interdépendance entre contexte, leaders et acteurs, nous leur donnons les outils pour observer leur environnement — et eux-mêmes — avec plus d’objectivité. Ils peuvent ainsi reconnaître quelles pratiques managériales favorisent ou sapent les besoins fondamentaux de compétence, de relation et d’autonomie, quels comportements personnels sont favorables vs défavorables à l’engagement des collaborateurs et à la stabilité de leurs systèmes.
Depuis quelques années, j’ai développé un programme expérientiel destiné aux dirigeants, qui combine la compréhension de leur propre fonctionnement et l’observation de leur environnement. Ce programme leur permet d’expérimenter personnellement des conditions favorables à leur épanouissement. Ils réalisent alors que si ces conditions sont bénéfiques pour eux, elles le sont également pour leurs collaborateurs. Cette prise de conscience ouvre un espace de réflexion et d’action pour adapter les pratiques managériales en fonction de leurs objectifs stratégiques et des besoins humains fondamentaux, offrant ainsi une nouvelle voie vers l’engagement et la performance durable.
RéSolutions Hebdo : Vous concluez avec réalisme sur la difficulté de cette transformation et sur sa durée nécessaire. Par réalisme vous soulignez que dans cette période de transition deux mondes vont coexister (l’actuel et le nouveau en devenir). Comment envisager une telle cohabitation, tant ces deux mondes sont opposés ? La force et la puissance du néolibéralisme laissera-t-il éclore ces nouvelles valeurs sans les reprendre à sa main et les travestir avec ses injonctions « Sois heureux, Sois toi-même, Développe -toi ? ». Comment envisager-vous cette période de cohabitation et ses conséquences ?
Fabrice Gatti :
L’élection récente de Donald Trump à la présidence des États-Unis semble illustrer la vigueur du système néolibéral. Mais il est souvent vrai que les nouvelles voies émergent lorsque les anciens systèmes touchent à leurs limites, et je pense que le néolibéralisme approche de ce point critique. Ce système est confronté à des crises économiques, sociales et environnementales qui le rendent insoutenable à long terme.
La transformation viendra par la prolifération d’initiatives alternatives, en marge du modèle dominant, qui agiront comme une pollinisation de nouvelles pratiques. À l’image de la coexistence passée entre Néandertal et Sapiens, nous vivons déjà une période de transition, où les modèles actuels et émergents coexistent et parfois s’affrontent. Les enjeux planétaires — qu’ils soient écologiques, migratoires ou sociaux — créeront une pression croissante pour adopter des modèles plus équilibrés sur les plans individuel, collectif et environnemental.
Bien sûr, il existe un risque que le néolibéralisme cherche à récupérer et à transformer à son profit les nouvelles valeurs, les travestissant en slogans comme « Sois heureux », « Développe-toi ». Mais plus cette période de cohabitation se prolonge, plus les contradictions du système en place deviennent évidentes, poussant les individus et les organisations vers des changements profonds et sincères. Cette cohabitation est donc à la fois un défi et une opportunité pour voir naître des valeurs authentiques et adaptées aux défis du XXIe siècle.
RéSolutions Hebdo : L’approche que vous développez auprès des dirigeants que vous accompagnez vise à créer un environnement propice à la motivation autonome des acteurs du systèmes porteur d’un engagement à la juste dimension des talents de chacun. Vous insistez de manière primordiale sur cette notion de « talents » en y posant avec Yves Richez » un regard différent de celui qui lui est traditionnellement porté. Cette approche des talents et ses conséquences en termes de leur développement dynamique et essentielle. Elles me paraissent être, portée dans un contexte propice par l’automotivation l’aboutissement naturel de votre travail.
Fabrice Gatti : En effet, le croisement des travaux d’Yves Richez sur le potentiel et le talent avec ceux de Deci et Ryan sur l’autodétermination offre un éclairage précieux pour ressourcer les individus et les organisations. Aujourd’hui, la notion de « talent » est souvent limitée à une vision identitaire et statique (« elle a du talent », « il est talentueux »), qui pousse les organisations à adopter des pratiques inefficaces, voire contreproductives, générant ainsi frustration et souffrance.
Comme le dit Yves Richez, le talent n’est pas quelque chose que l’on possède ; c’est quelque chose que l’on produit. L’enjeu est donc de sortir d’une vision ontologique du talent pour en faire un potentiel dynamique, utile à la fois à la réalisation personnelle et à la performance collective. En observant plus de 8 000 personnes, nous constatons que chacun déploie de manière constante des « facultés naturelles » qui lui sont propres. C’est la rencontre de ces facultés naturelles avec un « CUP » (Configuration, Utilité, Potentiel) spécifique qui permet d’activer et de produire du talent.
Pour maximiser cet effet, il est essentiel que les agents socialisants — enseignants, entraîneurs, managers, DRH, dirigeants — soient formés à reconnaître et évaluer objectivement les facultés naturelles de chacun. Cela permet de placer les individus dans des environnements favorables, où ils pourront utiliser pleinement leurs compétences naturelles.
Dans le dernier chapitre de mon livre, je détaille les étapes clés de cette dynamique : lorsqu’une personne prend conscience de ses facultés naturelles, qu’elle les utilise dans un contexte (CUP) favorable, elle développe une motivation autonome qui stimule sa vitalité et son apprentissage. Cette dynamique conduit à un accroissement des compétences, source d’épanouissement et de stabilité mentale.
Au quotidien, j’aide les organisations à adopter cette approche en sortant de la vision figée du talent. En développant une compréhension profonde de leur propre environnement et en créant un cadre qui soutient les besoins fondamentaux de compétence, de relation et d’autonomie, elles peuvent devenir des espaces d’épanouissement individuel et collectif, rendant ainsi le système traditionnel obsolète.
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Un grand merci à Fabrice Gatti pour ces entretiens et pour le plaisir et le profit pris à lire vos deux ouvrages. Nous leur souhaitons le plus grand lectorat comme incubateur du changement de nos systèmes de valeurs en inoculant au plus grand nombre des valeurs enfin intrinsèques condition du « reboot de nos pratiques. »