23/09/2023 – 3 ème interview exclusive d’Ibrahima Fall

A l’occasion du 250 ème numéro deSolutions Hebdo,
Ibrahima Fall, Docteur en sciences de gestion,
et Président fondateur de Hommes & Décisions,
nous a fait l’honneur et l’amitié de
partager avec Solutions 3 interviews.

Ces trois interviews éclairent les travaux et interventions du Docteur Ibrahima Fall dont rend compte son tout récent livre :
« L’entreprise contre la connaissance du travail réel ?  »
avec pour sous titre  :
« L’humain d’abord ou le syndrome du sacrifié en premier. »

Cette troisième interview qui fait l’objet du présent numéro de
Solutions Hebdo conclut cette série.
Les deux précédentes interviews sont accessibles par les liens ci-dessous.

 

Le réel du travail, grand absent de l’entreprise et du management

1. La fuite et le déni du réel en entreprise
2. Des causes multiples
3. Des conséquences de moins en moins acceptables
4. L’accès au réel, ses difficultés et moyens

La centralité du travail
et l’entreprise capacitante

1. La question centrale du travail
2.  « Le gap de Simone » (Weil)
3. Le travail en toute confiance
4. L’entreprise capacitante.

La RSE et le rôle politique
de l’entreprise dans son écosystème

   1. Le rôle du management
   2. L’entreprise au cœur de son écosystème
   3. 10 axes d’action pour une entreprise de l’humain d’abord.
   4. Des penseurs et lectures inspirantes pour l’action

(Note: les mises en gras sont le fait de RéSolutions)

***

1. Le rôle du management

Solutions :

A plusieurs reprises vous rappelez la mission du management qui est, selon vous, « d’aider les gens à mieux vivre » et que vous regrettez de voir dévoyée face aux exigences purement économiques de réponse aux exigences du marché.
C’est, là, une mission rarement formulée dans ces termes. Vous en faites votre combat comme en témoigne le titre du blog de Hommes & Décisions : « L’art de manager pour permettre aux hommes de mieux vivre ».
Comment expliquer le choix de cette cause pour votre action ?

Ibrahima Fall :

Jacques Ellul parlait de la technique comme étant l’enjeu de son siècle (le 20eme siècle), je pense que le management est l’enjeu de notre siècle. En effet, face à la complexité du monde et à des enjeux allant dans des directions opposées, il ne faut pas perdre le sens du tout : efficacité à court terme vs soutenabilité, citoyen vs consommateur, cœur vs raison, intuition vs pensée, préservation de l’environnement vs croissance… Le rôle du management est donc de nous aider à ne pas perdre ce sens du tout, le sens des ensembles comme disait Emmanuel Mounier. Le management ne peut donc pas être réduit à une technique car la technique est toujours un jugement de valeur nous dit Jean-Pierre Séris, il doit donc demeurer un instrument « politique » au service d’une certaine conception de l’Homme. Le management ne peut donc jamais être neutre car il est toujours en relation dialogique avec l’écosystème (social, environnemental…) dans lequel il s’encastre. Réduire le management à sa plus petite expression, le slogan « minimiser les coûts et maximiser les gains », c’est investir dans la réussite d’une seule partie prenante à l’action collective au détriment des autres. C’est ce qu’on peut appeler l’intelligence de rapt. Elle crée dysharmonie et conflits car elle ne permet pas de voir plus loin que le court terme.

Solutions :

Si la formule « aider les gens à mieux vivre » est noble, est-elle pour autant bien celle du management en entreprise ?
Est-ce la mission de l’entreprise et de son management que de faire le bonheur de ses collaborateurs ? Cette question ne doit pas choquer. Elle ne suppose pas, bien évidemment, que leur mission est de faire … leur malheur. L’entreprise et son management se doivent bien évidemment de veiller à la sécurité et à la santé morale, psychique et physique de ses collaborateurs.

Ibrahima Fall :

L’entreprise n’a pas pour objectif le bonheur, cependant, elle n’est pas non plus faite pour nous apporter le malheur. Elle a pour objectif de participer aux équilibres d’une nation insérée dans un écosystème mondial. C’est donc une institution centrale dans une société ; Ce statut d’institution acte une utilité qui dépasse largement la seule utilité productive. Il lui enjoint de se situer et d’agir dans un contexte économique, social, sociétal et environnemental pour préserver ce fameux sens des ensembles. L’entreprise comme institution requiert de passer d’une gestion de l’entreprise comme « technique de pouvoir du propriétaire » comme dit Liaudet avec l’injonction de ne décider qu’en fonction des intérêts de ce dernier à une gestion « politique », une « gestion située » qui laisse aux communs et à l’incalculable une juste place. Comme le dit Robert Richard, il s’agit de « reconnaître à l’entreprise qu’elle a le pouvoir d’organiser nos vies. C’est donc à la fois la contraindre à assumer ce pouvoir (à se conduire correctement, sans fuir ses responsabilités) et à le limiter (l’encadrer, le faire entrer dans le domaine du droit commun, éviter les abus et le zèle missionnaire) ». Je crois aussi en la centralité du travail c’est-à-dire que c’est l’entreprise que se tissent ou pas une bonne partie des liens sociaux et les dynamiques sociales qui nourrissent les citoyens que nous sommes. L’entreprise est un lieu de socialisation à défaut d’être un lieu d’apprentissage et de pratique de la démocratie. Les habitudes qui y sont prises ne sont jamais neutres pour la société. Difficile d’avoir une société apaisée si les individus sont minorés dans les entreprises, c’est un truisme de le dire.

2. L’entreprise au cœur de son écosystème

Solutions :

La prise en compte des parties prenantes éveille et ouvre l’entreprise à son environnement social, sociétal, économique et … « environnemental » par les interactions qu’a l’entreprise avec chacune de ces composantes tant internes qu’externes de son écosystème.
Ce terme d’environnement, longtemps cantonné quasi uniquement à la notion de nature, s’applique désormais également à l’entreprise. Il y trouve la même importance fondamentale dans la nécessité vitale pour l’entreprise de le prendre en compte et d’en prendre le plus grand soin.
Une telle approche doit vous réjouir. Elle ouvre fondamentalement à la prise en compte du réel dans toutes sa complexité.

Ibrahima Fall :

Aujourd’hui, l’entreprise est scrutée dans tous les sens. On peut y voir des signes de défiance, moi j’y vois aussi la rançon du succès. Certaines entreprises ont une puissance financière supérieure à celles de beaucoup d’Etats. Il y a donc des responsabilités qui vont avec. La première responsabilité d’une entreprise, c’est de prendre soin des corps sociaux avec lesquels elle interagit : ceux qui font directement sa richesse c’est-à-dire les travailleurs et l’écosystème dans lequel elle s’insère pour vendre ses biens et ses services. Comme le note Blanche Segrestin, Professeure à Mines ParisTech (ses travaux ont notamment inspiré la loi Pacte notamment l’entreprise à mission): « La puissance créatrice de l’entreprise transforme le monde qui l’accueille. Cette puissance est à la fois indispensable pour répondre aux défis contemporains mais elle est aussi potentiellement dangereuse. Or, face à cette puissance, les mécanismes de responsabilité classiques s’avèrent insuffisants : l’État ne peut canaliser les capacités d’innovation des entreprises, ni innover à leur place ; et les initiatives volontaires de Responsabilité Sociale et Environnementale (RSE) montrent leurs limites ». La difficulté liée à la responsabilité vis-à-vis des parties prenantes et de la nature est qu’elle implique de facto une éthique de la non puissance (Jacques Ellul). Il y a toujours un prix à payer à être éthique. Les entreprises acceptent-elles ou accepteront-elles de payer ce prix ? C’est aussi un des enjeux du siècle.

Solutions :

Par cette ouverture à son écosystème l’entreprise devient perméable au social, au sociétal, à l’environnement et interagit avec cet écosystème.
Vous insistez sur le rôle politique de l’entreprise. Or, qui dit « politique » dit « militant » et « porteur d’un projet de société ».
Est-ce la mission et le rôle de l’entreprise ? Est-ce à l’entreprise de proposer et de promouvoir un modèle de société ?
Il est clair que l’entreprise se doit, qu’elle le veuille ou non, intégrer les attentes et évolutions du corps social, ne serait-ce que pour son attractivité tant de ses clients que de ses employés. Mais n’y a-t-il pas danger à donner à l’entreprise une mission politique ?

Ibrahima Fall :

L’entreprise est politique, qu’on le veuille ou non. Lorsqu’une entreprise décide de vendre ses produits dans un pays dans lequel les droits de l’homme sont bafoués, elle fait un choix politique. Lorsqu’une entreprise ne respecte pas le droit du travail et maltraite ses salariés, elle fait de la politique. Lorsque des entreprises (ou un collectif qui les représente) font du lobbying auprès des pouvoirs publics pour faire prendre en compte leurs idées sur tel ou tel sujet, elles font de la politique. Néanmoins, toutes ces initiatives doivent être encadrées par la loi. Les entreprises doivent comme toute institution dans un pays démocratique, respecter la loi, la fameuse « rule of law ». L’entreprise ne doit donc aucunement porter un projet de société mais simplement s’inscrire dans un projet de société démocratiquement voulu par une nation. La difficulté est que ce projet de société, ici ou là peut ne pas arranger les affaires d’entreprises. C’est donc aux pouvoirs publics de faire respecter la loi. Il y a par exemple d’énormes enjeux liés concernant la lutte contre le « law shopping » c’est-à-dire la possibilité pour une entreprise mondiale de choisir le droit qui s’applique à elle en fonction de l’activité. S’affranchir de la « rule of law », est une des menaces les plus importantes pour une nation et ses équilibres (cf. les travaux d’Alain Supiot). On rompt par ce biais le principe d’égalité devant la loi : votre cordonnier de quartier avec le « law shopping » de certaines entreprises, sera plus taxé que ces dernières. C’est injuste et cela sape les fondamentaux de la démocratie. Donc, lorsque je dis que l’entreprise est politique, il ne s’agit pas de dire que l’entreprise doit être paternaliste ou politicienne mais qu’elle a un rôle à jouer dans l’harmonie d’une société à l’intérieur d’un projet politique choisi démocratiquement ne serait-ce que de manière tout à fait opportuniste : veiller à ce que sa « clientèle » soit dans les meilleures prédispositions pour consommer.

Solutions :

Cette approche systémique va à l’encontre de l’approche traditionnelle de l’entreprise qui limite son écosystème à sa seule dimension économique.
Quelles difficultés sont à surmonter et comment pour que cette approche soit de plus en plus souvent intégrée par les entrepreneurs ?

Ibrahima Fall :

Ce n’est pas le chemin qui est difficile mais le difficile qui est le chemin pour utiliser une expression de Kierkegaard. L’approche « systémique » comme vous dites, ne se fera pas par décret. D’abord, c’est un enjeu mondial, aucun pays ne va saborder ses entreprises en se lançant seul dans l’arène car la concurrence est mondiale. Aujourd’hui, seul le critère économique compte, on peut le déplorer mais c’est ainsi. C’est pourquoi la comptabilité écologique est un bon levier si un jour, un des standards en gestation devient le STANDARD pour l’ensemble des entreprises du monde. Ces innovations comptables devront recueillir un large et fort consensus politique, ce qui est loin d’être gagné (les conservateurs américains sont vent debout contre une telle comptabilité et plus largement contre les critères ESG). Enfin, il faut que les grands investisseurs (ceux qui investissent dans les grandes entreprises) soient convaincus par cette voie et ce n’est pas gagné.
Cependant, ne nous illusionnons pas avec ce mythe de la solution technique (comptabilité écologique etc…). La solution technique ne sera jamais suffisante. Le vrai moteur d’un changement pérenne, c’est un changement des représentations. Et cela nécessite une sérieuse éducation à l’altérité, à la prise en compte des communs et de l’incalculable. Aussi longtemps que le but officieux de l’éducation sera de « prendre sans comprendre et de ne comprendre que pour prendre » (Bertrand de Jouvenel), « l’intelligence de rapt » sera toujours plus fort que « l’intelligence de sympathie ». En effet, toute réponse technique pourra être détricotée ou contournée par une autre innovation technique et ainsi de suite, d’ailleurs, il est toujours plus facile de déconstruire que de construire.

3. En synthèse : 10 axes d’action pour une
entreprise de « l’humain d’abord ».

Solutions :

En conclusion de ces trois entretiens, quelles sont les 10 idées forces que vous souhaiteriez voire vos lecteurs retenir une fois votre livre refermé. Les dix idées qui sont pour vous les 10 axes d’action pour (par)faire l’entreprise de « l’humain d’abord ».

Ibrahima Fall :

Pourquoi 10 idées forces cher « Résolutions » ? 😉 Je pense que la qualité n’est pas une émanation de la quantité. Je suis plutôt d’avis que le lecteur fasse l’effort, s’il le souhaite, de lire l’ouvrage pour en saisir toute la teneur et ainsi être capable de le passer au tamis de sa réflexion. Enumérer 10 idées forces du livre, c’est forcément passer à côté de certains « détails » alors que tout le long du livre, j’ai voulu faire comprendre au lecteur, le génie, le poids du détail lorsqu’il est question d’entreprise, de travail ou de management. La journalisation de la pensée dont parlait Jacques Bouveresse qui serait aujourd’hui une linkedinisation des esprits découle, il me semble de cette propension au résumé dont l’argument numéraire est un des apôtres.

 

Solutions :

Je prends en compte bien volontiers ;-)) votre réserve sur la non comptabilisation quantitative de la qualité. Abordée autrement ma question est de connaître quels sont selon vous les enjeux prioritaires à prendre en compte dans nos actions ?

Ibrahima Fall :

Je parlerais d’enjeux à prendre en compte en priorité :
Tout d’abord la reconnaissance du travail réel est un enjeu fondamental avant toute velléité de transformation. On ne peut pas comprendre l’entreprise ni le travail si on ne comprend pas l’activité réelle des gens qui travaillent.

Le second enjeu, c’est la diplomatie des disciplines. Aucune discipline seule n’est capable de comprendre toute la complexité du travail, nous avons donc besoin de faire dialoguer les disciplines (sciences de gestion, ergonomie, clinique du travail…) pour comprendre au plus près du réel, l’Homme au travail et en tirer toutes les conséquences.

Enfin, il faut sortir du mythe du travailleur héros qui s’inscrit toujours dans une conception pastorale de l’Homme et du management : le leader qui par son charisme peut marcher sur l’eau, le salarié armé de soft skills qui va bouleverser l’ordre établi de par ses compétences…
Le véritable enjeu, ce ne sont pas les soft skills qui sont par ailleurs indéfinissables mais le jugement correct car la faculté n’est pas le jugement. Comment travailler sur le jugement correct ? une éducation qui ne se résume pas à des recettes de cuisine organisationnelle mais qui fait appel à l’héritage historique et culturel et ainsi faire de telle sorte que le nom « Clio » ne renvoie pas simplement à une marque de voiture.

En résumé, sans une révolution intellectuelle, nous continuerons, comme disait Alfred Sauvy, à avancer « tous freins serrés ».

4. Auteurs et lectures inspirantes pour l’action

Solutions :

Vous citez nombre d’auteurs et tout particulièrement la philosophe Simone Weil pour appuyer votre propos.
Parmi eux, quels sont ceux qui sont les plus porteurs de votre analyse et de vos propositions, en quoi et pourquoi ?

Ibrahima Fall :

Il y en a tellement donc difficile de tous les citer ! je mettrais en exergue deux plus particulièrement : Pour moi, Simone Weil est un des meilleurs chercheurs/auteurs en management de langue française sans le vouloir et sans le savoir. « L’enracinement » devrait être lu par tout manager ainsi que « La condition ouvrière ».
Jacques Bouveresse était un brillant esprit qui m’a toujours fasciné par sa recherche de l’exactitude et de la vérité. Grâce à lui, j’ai découvert toute la richesse de la philosophie analytique, les enjeux du langage, mais aussi plus profondément des auteurs comme Karl Kraus ou Musil que je ne connaissais que de loin.
J’aurais pu aussi parler de Bernard Charbonneau et de son acolyte Jacques Ellul, de Gaston Bouthoul, de Gabriel Marcel, de Walter Benjamin, dans un tout autre registre de Pascal, de Rousseau etc…
Nous avons la chance d’avoir un héritage culturel riche qui peut nous éclairer dans la pénombre, profitons-en !

Solutions :

De tous les ouvrages de ces auteurs, quels seraient les trois que vous conseillerez à vos lecteurs pour poursuivre cette réflexions et s’armer pour l’action ?

Ibrahima Fall :

D’abord ce que je déconseille : vous constaterez que dans le livre, je fais référence à très peu d’auteurs en management, c’est à dessein. Je suis d’accord avec Yvon Pesqueux, l’éminent professeur de management au Cnam lorsqu’il dit que 95% des articles de recherche en gestion sont à mettre à la poubelle. Pour les ouvrages, il parle d’un sur deux, moi je dirais 90%. Bien souvent, ces ouvrages et ces articles ne sont que de l’hallucination articulée comme disait Veblen car le discours y est faussement scientifique, l’Homme y est dépeint souvent comme un être générique, sans histoire, sans corps, aux réactions et quantifiables ou le contraire, comme une bulle d’amour. D’ailleurs beaucoup de ces ouvrages auraient leur place dans un rayon ésotérisme.

Concernant mes conseils, vous avez les ouvrages de ceux que je viens de citer ci-dessus mais le sujet n’est pas là. Comme le rappelle le sociologue François Dupuy, les cadres, je dirais les salariés en général, ne lisent plus ou du moins ne lisent que des résumés, des recettes, des phrases ici ou là sorties des contextes. La lecture, ce n’est pas une perte de temps car elle développe l’imagination et la sensibilité qui sont fondamentales pour le raisonnement pratique comme le disait si justement Hilary Putman. Lisez donc même des contes de fées mais pas ceux dans les livres dits de management !

Solutions :

Un grand merci à vous pour ces trois entretiens témoins de votre combat pour la prise en compte de la réalité en support de la décision et de l’action, une salutaire invitation selon votre belle formule de « ne pas enjamber le réel« .

Retrouvez ici les liens vers

          • Le livre d’Ibrahima Fall
          • ainsi que ses nombreuses contributions sur son site «  Hommes & Décisions »

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